RENCONTRE

Sophie Makhno

Une femme qui chante sa liberté

Entre 1967 et 1981, une chanteuse originale s'est fait entendre. Il faut se remettre dans le contexte de la deuxième moitié des années soixante. Deux femmes "auteurs-compositeurs-interprètes" tiennent le haut de l'affiche : Barbara qui met à nu, chanson après chanson, ses fêlures et ses blessures de cœur, et Anne Sylvestre qui, à cette époque, expose ses états d'âme dans des petites fables de plus en plus explicites. De nouvelles venues essayent d'autres voies, par exemple Brigitte Fontaine qui pratique l'humour féroce et la dérision, ou Catherine Ribeiro la révolte… Toutes ces artistes posent, chacune à leur manière, quelques jalons d'un féminisme qui sera d'abord explosif en désignant et en rejetant l'homme comme cause de toutes les infortunes des femmes.

Et Sophie Makhno apparaît. Ce n'est pas une nouvelle venue. Après un premier essai en 1957 comme interprète des premières chansons de Pierre Perret (sous le nom d'emprunt de Françoise Marin), Françoise Lo (son nom à l'état civil) n'avait pas quitté le milieu, mais était restée dans l'ombre, en particulier comme organisatrice de spectacles, puis en s'occupant de Barbara pour laquelle elle avait écrit quelques textes remarqués.

Elle fut également auteur pour Charles Dumont, Eva, Colin Verdier. Ensuite, "directeur artistique" chez CBS, elle fit enregistrer par exemple, Stephan Reggiani, François Béranger, Pauline Julien et bien d'autres. C'est donc chez CBS qu'elle réalise ses premiers disques sous le pseudonyme définitif de Sophie Makhno. Dès le premier titre, le ton est donné : Je rêvais d'un homme ! Les relations compliquées entre les hommes et les femmes formeront le fond de son répertoire et seront chantées, par une femme, enfin ! avec autant de liberté que de lucidité… Et si les hommes ne sont pas toujours épargnés, ils ne seront pas crédités de toutes les responsabilités dans le sort des femmes. Elle n'oublie pas que les hommes et les femmes doivent, au moins un temps, vivre ensemble, qu'ils se désirent réciproquement, et elle proclame sans fausse honte que les femmes ne peuvent s'en passer. C'est un tout autre ton…

Un autre ton de voix. Une voix juste, sans artifices ni effets, à l'articulation parfaite, parfois légèrement plus sévère ou plus souriante selon les situations, une voix que l'on reconnaît entre mille à la première écoute, une voix dont le détachement convient à merveille à la lucidité des constats qu'elle énoncera dans ses chansons. Une très belle voix qui s'insinue sournoisement dans votre mémoire et y implante ses mélodies et ses textes.

Car si Sophie Makhno est elle-même une mélodiste inspirée, elle sait aussi s'entourer de musiciens prestigieux qu'elle a pu connaître dans les studios d'enregistrement, et qui lui composent de superbes mélodies à la fois travaillées et populaires. On retient tout de suite les musiques de ses chansons : elles tiennent un rôle majeur dans leur réussite.

Quant aux textes qu'elle écrit, ils sont à la fois simples et imagés, remplis de détails accrocheurs et compréhensibles à la première écoute. Toutes ses chansons sont assimilables d'emblée, mais la réécoute permet d'en déceler toute la poésie et les subtilités.

On ne peut s'empêcher de regretter que ses chansons n'aient pas eu plus de diffusion : elles n'auraient pas empiété sur les territoires d'autres chanteuses. Sans doute contenaient-elles des thèmes ou des mots légèrement en avance sur leur temps, mais qui seront couramment chantés dans les années suivantes ! Peut-être dérangeaient-elles un peu à ce moment-là ! Ces thèmes, explorons-les en réécoutant les cent chansons qu'elle a enregistrées elle-même, et qui sont donc celles qu'elle assume pleinement.

L'AMOUR, LES HOMMES, LES FEMMES

Sophie Makhno chante l'amour… Elle imagine un amour qui dure toute une vie partagé avec un homme qui éprouve en retour des sentiments identiques "C'est un événement, par les temps qui courent / De s'aimer encore d'amour" (1). Un amour fait d'une succession de moments merveilleux dont on profite à plein et d'épisodes plus difficiles que l'on minimise ou que l'on tente d'oublier. Un amour qui vous accompagne doucement au fil des années et s'adapte à l'âge "Ils nous ont laissé des traces / Nos hivers nos printemps"(2). Un amour fait de confiance et de sérénité. Un amour qui fait de deux personnalités quelconques un assemblage original et fécond. Il y a sur cette idée une magnifique chanson Ensemble sur une subtile et ensorceleuse musique de Michel Portal. Elle doit y tenir car c'est l’une des rares qu'elle ait enregistrée deux fois à douze ans d'intervalle. On ne peut résister au plaisir d'en citer une strophe. C'est de l'émotion poétique pure :

"Faire surgir de nos déserts
Une eau qui rejoigne la mer
Et nous ressemble
Laisser se passer les autans
Et sous la violence des vents
Tenir ensemble "
(3)


Suite de l'article